Réunion du 11 février 1935
Un grand visiteur allemand bien discret
En provenance de Hambourg, l’algébriste Emil Artin (1898-1962) est un théoricien des corps avec lequel Claude Chevalley avait travaillé durant son séjour en Allemagne, ce qui le conduisit à sa thèse de doctorat sur la théorie du corps de classes. Paul Dubreil, présent à cette réunion, connaissait aussi très bien Artin. C’est à partir de ses cours-conférences et de ceux d’Emmy Noether (1882-1935) à Göttingen que van der Waerden a rédigé le célèbre ouvrage déjà mentionné. Qu’est-ce qu’Artin faisait donc à Paris en février 1935 ? En 1933, l’ascension d’Hitler au pouvoir allait changer la vie d’Artin qui avait épousé (1932), une des ses élèves, Natalia Jasny (1909-1971), (d’origine russe et photographe) avec laquelle il avait eu deux enfants, Karin (1933) et Michael (1934) et l’on sait que les mariages mixtes tombèrent vite sous le couperet des lois antisémites « de purification » en Allemagne. Les Artin auraient-ils songé à se réfugier à Paris ? Au plan mathématique, durant cette même année 1933, Artin avait rédigé une collection de notes de séminaire. Connues de ses proches en mathématiques mais pas publiées officiellement, elles portaient sur les algèbres de Lie semi-simples sur le corps des complexes dans lesquelles il donnait une présentation plus synthétique et élégante de résultats déjà obtenus par Élie Cartan et Hermann Weyl, respectivement [suivant un exposé de Hans Zassenhaus, 1964]. À cette réunion du Traité, aucune mention n’est faite de quelque suggestion qu’Artin aurait faite, même « à titre consultatif ».
La recommandation de Weil sur la composition des sous-commissions vise à donner une présentation juste dans chaque spécialité mais accessible à ceux qui veulent se former. On garde l’idée que le « Traité d’Analyse » doit servir la formation comme la recherche. Malgré l’énoncé de ce principe et nonobstant la présence d’un invité de marque, on se chamaille beaucoup sur la composition des sous-commissions d’algèbre et de fonctions analytiques, respectivement. René de Possel mène aussi une critique sur l’intitulé de l’ouvrage (et conséquemment la visée du groupe) : un « Traité de Mathématiques » au lieu d’un « Traité d’Analyse » ! Voilà un thème qui reviendra sur le tapis.
Ce 11 février, on a surtout discuté de théorie de l’intégration. D’abord, un plan de Dieudonné devant porter sur les ensembles présente : l’espace euclidien à n dimensions, les ensembles de points (dont les bornés, les ouverts et les fermés), les théorèmes de Bolzano-Weierstrass, de Borel-Lebesgue, les ensembles parfaits et la fonction caractéristique. Personne ne semble s’y objecter, peut-être parce que cela pouvait s’associer à l’introduction de la théorie de la mesure-intégration dont on discuta à partir d’un projet soumis par de Possel (un autre de Chevalley semble le rejoindre pour l’essentiel). Ce projet commence par les notions de mesure et de prolongement de mesure ; l’intégrale est une fonctionnelle linéaire qui entraîne la notion de mesure et vice-versa ; intégration et mesure sont définies et étudiées dans des espaces munies d’une topologie (mesures de Radon) ; application de la dérivation des fonctions à la densité physique. Après l’exposé général de ces notions et résultats, viendrait le cas de la droite puis du plan : on construirait l’intégrale à partir de fonctions de variable bornées et de fonctions monotones pour définir ensuite les mesure de Radon de la droite et introduire les intégrales de Stietljes dans le plan ; il y est fait allusion à des travaux de Weil et Henri Cartan sur des mesures de ligne et de surfaces. Les principales critiques (de Dieudonné, Dubreil et Delsarte) visent le caractère trop spécialisé ou avancé d’un tel exposé qui conviendrait mieux à une monographie sur l’intégration qu’à un traité où ce ne serait qu’un sujet parmi tant d’autres. Cela ne déplait pas néanmoins et l’on décide d’attendre les rédactions pour se prononcer. Et l’on se prononcera très tard.